Musée et jeu vidéo : la grande interaction

exposition_bordeaux_cap_sciences_jeux_videoVous préférez jouer aux expos ou visiter des jeux vidéo ? En tout cas la fracture entre ces deux médias est définitivement derrière nous : alors que les galeries prônent l’interactivité et que la culture gamer s’étend de plus en plus, les jeux vidéo rencontrent les musées pour la première fois. Alors on fait quoi, on installe nos cartouches de jeux sur un piédestal, on imprime des captures d’écrans en grand format, ou on se met à jouer en mode nostalgie-pédagogique face au public ? L’expo « Jeu Vidéo » apporte une expérience bien plus fine des formes possibles de leur interaction. Après 10 mois à la Cité des Sciences et de l’Industrie, elle s’installe  aujourd’hui à CapSciences (Bordeaux) en version allégée jusqu’au 6 septembre 2015.

 

C’est une expo qui commence avant même qu’on y rentre : jusqu’à présent, les événements de référence en matière de jeux vidéo restent les salons commerciaux, et l’imagination d’une transformation muséale depuis cet univers peine à trouver sa place. Est-ce qu’on va trouver un endroit où l’on reparlera du dernier géant d’Ubisoft ou des dernières annonces pour l’année à venir ? C’est un caractère unique de cette expo : la plupart des visiteur·se·s ne savent pas à quoi s’attendre jusqu’au premier pas à l’intérieur. Et c’est bien dès ce premier pas que j’ai réalisé toutes les surprises que réserve son expérience : ni salon, ni parcours studieux, l’espace hybride à la décoration remarquablement réussie s’anime, se joue et se visite en même temps.
Pour proposer une expérience véritablement innovante, il a fallu creuser dans ce que l’on voulait montrer. De toute évidence, il ne s’agit pas ici de Games, de jeux au sens mécanique et physique du système qui est joué, mais bel et bien de Play, du jeu en tant qu’expérience humaine, mentale, en interaction avec un objet physique ou virtuel. Que les nostalgiques se rassurent, on trouve bien une histoire des jeux vidéo avec les salles d’arcades et les premières consoles, mais elle fait pâle figure face à ce qui a été développé pour cette exposition : elle ne veut pas montrer les objets, mais invite au voyage dans les expériences de jeu.
C’était d’ailleurs la préoccupation principale de l’expo artistique « Arcade ! Jeux vidéo ou pop art ? » menée par Nicolas Rosette de la Game Lab Agency, sur la conviction que les jeux prennent sens davantage dans leurs circonstances que dans leur support. Plutôt que de remettre une gameboy sur un canapé ou une console devant un lit, Arcade ! bousculait les habitudes des joueur·se·s en proposant d’autres usages avec des immersions différentes du contexte habituel.
Mais à la différence d’une expo d’art, la Cité des Sciences s’ajoute des enjeux didactiques. Plus que de montrer le jeu, comment peut-on l’expliquer ? Habituée à proposer des dispositifs interactifs pour rendre ludique des savoirs perçus comme sérieux, complexes, voire ennuyeux, la Cité s’est confrontée à un renversement de situation où elle devait alors porter un discours scientifique sur un sujet ludique. Le défi de l’expo « Jeu Vidéo » est donc d’ouvrir une réflexion sur le jeu et la diversité de ses régimes d’expériences, accessible aux joueur·se·s et aux non-joueur·se·s, où le/la visiteur·e devient le principal objet de l’exposition. Il est néanmoins impossible de forcer le visiteur à jouer, l’intention de se mettre en situation de jeu faisant partie intégrante de la définition de jeu. Autrement dit, l’exposition ne peut exister que si le/la visiteur·e devient joueur·se – sans y être forcé·e – pour comprendre ce qu’est le jeu vidéo, donc dans une démarche d’apprentissage ; autant dire que de longues heures de gymnastique cérébrale ont été nécessaires.

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Ainsi, cette expo contraint les régimes d’expérience à des durées limitées (de l’ordre de quelques minutes), des positions physiques différentes (généralement debout), des publics variés, et des enjeux de transmissions de connaissances. Inversement, le jeu vidéo contraint l’expo à laisser le/la visiteur·se s’y investir librement et à intégrer les écosystèmes du jeu et de l’interactivité. À l’élaboration et la maturation des interactions possibles, Pierre Duconseille – commissaire d’exposition – fait émerger le terme d’exhibition-play : une expo « bac à sable », sans parcours prédéfini, où les visiteur·se·s jouent à des jeux vidéo originaux spécialement adaptés qui permettent une plus grande maîtrise du temps.
L’équipe a produit en 15 mois une trentaine de dispositifs jouables, nécessairement courts et accessibles à tous. Des gameplays spécifiques ont été développés pour convenir à la fois aux joueur·se·s expérimenté·e·s et aux non-joueur·se·s, aux conditions de jeu mais aussi pour marquer une différence entre un pur jeu vidéo et un dispositif muséal de jeu. Le jeu Evoland, qui propose une initiation aux jeux vidéo à travers leur histoire, a été intégré sur 3 postes avec des systèmes de contrôle différents (claviers, manettes, joysticks, …) dès l’entrée. La plupart des dispositifs misent la carte de l’immersion avec des dimensions, des espaces et des orientations généralement impossibles dans nos chambres ou nos salons. Surfer avec la position de son corps sur une vague projetée sur le sol et entre 3 murs, ou tirer sur un champ de bataille la tête dans un hémisphère, l’espace du musée autorise de nouvelles dimensions aux expériences vidéoludiques. Au-delà de l’immersion, un jeu entièrement et uniquement sonore questionne nos sens à l’épreuve du jeu et invite à la recherche de formes d’interactions plus marginales et innovantes que les grands classiques du marché.

Dans le travail d’intégration de réflexions sur le gameplay dans un gameplay, « En jeu et contre tout » est probablement le plus perché de ce que j’appellerais des « méta-jeux » mis en place. L’objectif du dispositif est de comprendre la fragilité de l’immersion dans un jeu. Les jeux d’arcades utilisent énormément ce principe : plus les succès s’enchaînent, plus il y a d’effets, plus le spectacle est intense mais fait monter le stress du/de la joueur·se jusqu’à ce qu’il/elle fasse une erreur ; de sorte que l’anti-jeu fait lui-même partie de l’équilibre du jeu. Prenez un petit jeu d’arcade tout simple (disons Pacman) sur une table horizontale munie d’un simple joystick qui ne demande qu’à être pris en main. Ici, les effets qui divertissent le/la joueur·se ne sont plus contrôlés par le jeu – et donc indirectement par le/la joueur·se – mais par un·e adversaire, un·e anti-joueur·se. En face, sur la même table, une surface tactile propose à une deuxième personne une panoplie d’effets visuels, plus ou moins perturbants. Cet·te anti-joueur·se choisit les effets souhaités, et les glisse vers l’écran du/de la joueur·se pour les rendre actifs. Le dispositif met donc déjà en place deux gameplays distincts ; mais de cette façon l’anti-joueur·se garde un net avantage sur le/la joueur·se et peut facilement le/la submerger. Cette limite est dépassée par une astuce remarquable : contrairement à tout jeu de duel, il n’y a pas 2 scores, mais un seul. Le score est en fait établit en fonction du niveau auquel est parvenu le/la joueur·se, et du nombre et de l’intensité des perturbations qui ont été envoyées. Ainsi, les participant·e·s qui s’affrontent sont invité·e·s à repenser leur façon de jouer une fois qu’ils découvrent le résultat unique : il n’est pas question de battre l’autre mais de faire le meilleur score commun, c’est-à-dire trouver le meilleur équilibre possible des perturbations en fonction des capacités du/de la joueur·se à les supporter  !

Marion Coville, doctorante à l’université Paris 1, a enquêté sur les pratiques des visiteur·se·s de l’exposition. Non sans surprise, les joueur·se·s viennent davantage pour partager leurs loisirs, leurs passions plutôt que pour jouer. Le musée devient un espace d’échange sur le jeu vidéo où les joueur·e·s expérimenté·e·s se mettent plutôt en position d’aide ou de conseil aux joueur·e·s débutant·e·s qu’aux commandes des dispositifs. Ils/elles contrôlent notamment les informations mises en scène dans les espaces d’histoire et d’économie du jeu vidéo, de la culture gamer et des techniques de conception de jeu.

Entre expo jouable et méta-jeu à grande échelle, la grande interaction des musées avec les jeux vidéo produit un espace riche de partages qui dépasse une vision classique menée par le marché du jeu et la culture gamers. Même si la popularisation d’une culture restée longtemps marginale pose quelques interrogations quant à sa probable mutation, les jeux vidéo y gagnent de nouvelles opportunités de recherche en pratiques et cultures du jeu, et les musées s’enrichissent de nouvelles expériences de visite. Maintenant que le jeu vidéo est sorti de l’ombre, son avenir en tant que culture massive et légitimée s’ouvre vers une possible appropriation des espaces publics comme de nouvelles expériences de jeu qui dépassent l’échelle de la machine.

>>> Pour aller plus loin >>>

Marion Coville a rédigé un compte-rendu détaillé du séminaire de muséologie « De l’expérience vidéoludique à l’exhibition-play ».

Elle revient aussi sur son enquête auprès du public dans des expo de jeux vidéo.

Le séminaire a été enregistré en vidéo.

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Article rédigé suite au séminaire de muséologie du 27/11/14 au Carrefour Numérique² (organisé par la Cité des Sciences et de l’Industrie, le Musée des arts et métiers, le Muséum national d’Histoire naturelle, l’Office de Coopération et Information Muséales, le Palais de la découverte) : De l’expérience vidéoludique à l’exhibition-play.

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